31 ans après la crise d’Oka qui a marqué la région, la cinéaste de Kahnawake Tracey Deer porte cette histoire sur grand écran dans son premier long-métrage de fiction. À travers le regard de son personnage de 12 ans, Tekehenthakhwa, surnommée Beans, la réalisatrice mohawk partage ses propres souvenirs de l’événement.
En juillet 1990, la région connaissait une des pires crises qui a opposé les communautés autochtones et non-autochtone au Québec. Cet été-là, un affrontement entre le peuple mohawk et les forces de l’ordre, dont la Sûreté du Québec et l’armée canadienne, s’est déroulé pendant 78 jours. La Ville d’Oka avait approuvé un projet d’élargissement d’un terrain de golf sur des terres revendiquées par la communauté de Kanesatake, qui comportaient un cimetière traditionnel. La communauté située au nord de Montréal avait alors bloqué le chemin qui menait à la pinède en question. Les Mohawks de Kahnawake, au sud, ont coupé les entrées au pont Honoré-Mercier en solidarité pendant la durée de la crise.
Pour rappeler ces événements, le film disponible en salle depuis le 2 juillet, mélange fiction et réalité en présentant la perspective d’une enfant autochtone qui a vécu la crise. En plus d’utiliser des vidéos d’archives tirées des reportages télévisés de l’époque, la réalisatrice a aussi tourné des scènes inspirées de sa propre mémoire. Certaines d’entre elles ont d’ailleurs été tournées à Kahnawake, Kanesatake, Léry et Longueuil, entre autres.
La cinéaste Tracey Deer a gagné de nombreux prix localement et à l’internationale pour son film Beans. (Photo : Dory Charmoun).
Se faire lancer des roches
Dans un des moments les plus marquants du film, Beans se trouve à l’intérieur d’une voiture qui la transportait en lieu sû à l’extérieur de la réserve. À la sortie du pont Honoré-Mercier, à LaSalle, le véhicule se fait lapider par des non-Autochtones en colère.
Mme Deer a réellement vécu l’événement. Le 27 août 1990, lors de la sixième semaine d’impasse, l’armée annonce qu’elle commencera le démantèlement des barricades. Craignant un affrontement sur son territoire, la communauté de Kahnawake décide d’évacuer ses femmes, enfants et aînés. Tracey Deer, âgée de 12 ans, faisait partie du convoi d’environ 70 voitures qui a été attaqué par une foule sur le viaduc surnommé Whisky Trench à LaSalle.
«Avoir des adultes qui me jetaient des pierres et des policiers qui restaient là et laissaient faire, c’était vraiment le grand moment catalyseur pour que je comprenne ma place dans ce pays en tant qu’Autochtone», exprime-t-elle.
Trente-et-un ans plus tard, la cinéaste affirme avoir fait «un cercle complet en termes de guérison». Après s’être sentie invisible et impuissante pendant des années, elle se dit maintenant ravie de pouvoir être vue et entendue «et j’espère, comprise», grâce à ses films.
«Toute ma vie, je pense, mais certainement, toute ma vie professionnelle, j’ai cherché à bâtir des ponts avec les histoires que je raconte pour qu’il y ait plus de passion, plus de compréhension, pour que les gens voient que nous ne sommes pas si différents les uns des autres, explique-t-elle. Je ne veux plus jamais que quelque chose comme ça arrive à un autre enfant autochtone».
Relation avec les voisins
Selon la cinéaste, qui a grandi à Kahnawake, la relation avec les communautés voisines comme Châteauguay s’est réparée depuis 1990. Elle explique tout de même que c’est important de ne pas oublier l’histoire pour ne pas la répéter.
«Je ne cherche pas à ouvrir des blessures entre les deux communautés, ce n’est absolument pas le but du film, indique-t-elle. J’ai certainement vu la réparation entre nos communautés se produire au cours des 30 dernières années».
Elle se rappelle notamment des panneaux interdisant l’entrée aux Autochtones dans les magasins de Châteauguay après la crise d’Oka. «Déjà à ce niveau de base, ces panneaux ne sont plus en place et notre clientèle est la bienvenue, soutient Mme Deer. Nous nous sentons les bienvenus dans la communauté pour faire nos courses, pour manger, pour des activités de loisir».
Prix et reconnaissances
Beans a gagné le prix du meilleur film lors du dernier gala des Prix Écrans Canadiens, en plus de quatre autres nominations. Le film est aussi gagnant du prix du meilleur long métrage au WGC Screenwriting awards et gagnant dans la catégorie Génération Kplus au Festival international du film de Berlin. Quant à la réalisatrice, Tracey Deer est lauréate du prix John Dunning du meilleur premier long métrage et aussi du Prix de découverte 2020 accordé par la Guilde canadienne des Réalisateurs.