La Prairie : L’opération militaire de l’été 1691

le mercredi 21 septembre 2016

Albert LeBeau Au temps du roi Louis XIV, la modernisation de la guerre et la révolution militariste apportée par le «Géant du Grand Siècle», à savoir l’armée française … la plus puissante d’Europe, transforma la nature du renseignement militaire en France, tout comme dans ses colonies. Tous les choix politiques et militaires de la France, et par ricochet de la Nouvelle-France, s’enveloppent donc de secret.

Si la décision de faire la guerre appartient en définitive au roi de France, les opérations militaires, elles, se font par l’entremise du ministère de la Guerre, des Affaires étrangères et de la Marine, en concertation avec leurs principaux exécutants: les gouverneurs et les généraux.

Le renseignement et l’espionnage militaire au 17e siècle avait surtout deux dimensions: le macro et le micro-espionnage. Le macro-espionnage sous Louis XIV se jouait à l’échelle internationale où l’État recherchait, par l’entremise de ses ambassadeurs, espions et courtisan(e)s, à connaître les intentions, le potentiel militaire de l’adversaire ou du pays ennemi; leurs stratagèmes utilisés ou les manœuvres adoptées. Le micro-espionnage se fait, lui, sur le terrain où «le talent d’un homme de guerre, du général au moindre commandant de place, tient aussi à la qualité de son information»

En Nouvelle-France, le macro-espionnage se résumait à un partage des informations les plus récentes et pertinentes obtenues par les espions français à la cour du roi d’Angleterre. Un exemple: la dépêche du ministre, destinée au gouverneur de la Nouvelle-France au printemps 1691, reçue par M. le comte de Frontenac le 1er juillet suivant des mains de M. Du Tast, capitaine de la frégate royale Le Soleil d’Afrique. Cette dépêche informa Frontenac que, selon toutes les informations obtenues l’hiver précédent, il n’y aurait pas d’expédition navale de prévue contre la ville de Québec en cette année 1691.

De son côté, Frontenac savait déjà, par son propre micro-espionnage, qu’il n’y aurait pas de tentative d’invasion navale en cette année mais, par contre, dans sa réponse écrite au Ministre il affirme savoir que «Leurs mesures ont manqué du côté de la mer (en 1690), mais ils (les Anglais) se sont mis en devoir (en 1691) d’exécuter en partie ce qu’ils avaient projeté de faire du côté de la terre…».

Son service d’espionnage ainsi que celui de Callières, le gouverneur militaire de Montréal, avaient bien informé Frontenac que les Anglais planifiaient une importante attaque terrestre contre le gouvernement de Montréal, soit précisément à La Prairie-de-la-Magdeleine. Conséquemment, Frontenac fit sonner le rassemblement de la majorité de ses troupes de la Marine ayant hiverné dans la région de Québec pour les envoyer dans une opération militaire d’envergure au secours des Montréalistes.

Quelles sont les sources de renseignements pour les gouverneurs en Nouvelle-France? De prime abord, il y a les missionnaires jésuites qui, par leurs nombreuses observations et «relations», informaient les autorités de la colonie de toute activité suspecte chez les peuples autochtones et, surtout, chez les cinq nations belliqueuses en Iroquoisie. En second lieu, il y a le légendaire baron de Saint-Castin qui, à partir de son imposant poste de traite à Pentagouet (Portland, Maine) sur la côte Atlantique, agissait comme seigneur et avait accès à tous ses marchands et informateurs, autant à Boston qu’à New York.

Un bel exemple de micro-espionnage: à l’été 1690, le baron de Saint-Castin, qui était la bête noire des Anglais, a été mis au courant par ses espions qu’il entretenait, en Nouvelle-Angleterre, du vaste armement et des préparatifs navals de l’amiral Phips contre Québec. Aussitôt Saint-Castin, par une longue marche forcée aux travers les bois de quelques-uns de ses alliés Abénaquis, a pu faire avertir à temps le gouverneur de la Nouvelle-France. Frontenac était, à ce moment-là, avec la majorité de ses troupes en mission militaire à Montréal (à La Prairie du 1er au 3 septembre 1690) et, ainsi prévenu de cette attaque imminente, le gouverneur était retourné à temps pour répondre à son adversaire par «la bouche de ses canons», assurant ainsi une victorieuse défense de la ville de Québec.

Incontestablement, les plus importantes sources de renseignements pour la sécurité de la Nouvelle-France passaient par les nids d’espions qu’étaient La Prairie-de-la-Magdeleine et le fort Chambly. D’ailleurs, à ce sujet un jeune contemporain de ces événements, l’historien Pierre-François-Xavier de Charlevoix affirmait: «Ce qui fait la sûreté de Montréal, ce sont les deux villages d’Iroquois chrétiens (le Sault-Saint-Louis à La Prairie et la mission de la Montagne à Montréal) et le fort de Chambly».

Depuis le début de la concession des terres de la seigneurie de La Prairie en 1673 jusqu’à son décès en 1690, Atahsà:ta, le géant du Sault-Saint-Louis aussi surnommé le «Grand Agnier», avait agi pour ralentir les ardeurs guerrières de ses anciens frères païens des environs d’Albany. D’ailleurs, c’est grâce à ses nombreuses expéditions de reconnaissance dans le haut de la rivière Hudson, tout comme de ses nombreux espions ou informateurs au pays des Mohawks, qu’Atahsà:ta avait pu relayer au commandant du fort Chambly et au gouverneur de Montréal autant d’informations utiles au sujet des préparatifs de guerre des Anglais et des Iroquois.

Après sa mort tragique en juin 1690, Atahsà:ta fut remplacé par son neveu, le dénommé La Plaque qui détenait le grade de lieutenant des guides dans la Marine. Un autre exemple de micro-espionnage: c’est ce même La Plaque qui, à l’été 1690, revint d’une dangereuse mission de reconnaissance et d’espionnage aux lacs Champlain et Saint-Sacrement avec une bonne nouvelle pour le gouverneur Frontenac qui l’attendait avec ses troupes à La Prairie-de-la-Magdeleine. Il lui annonça que le général John-Fitz Winthrop et son armée d’environ 2000 soldats et Iroquois allait renoncer à poursuivre son projet d’invasion du Canada. Les raisons: un sérieux problème de santé parmi sa troupe, la petite vérole chez les Iroquois ainsi qu’une sanglante dysenterie causée par le porc avarié chez ses soldats. En plus, le brave La Plaque annonça à Frontenac que les troupes du général Winthrop avaient également de très graves problèmes de transport et d’approvisionnement et donc, qu’il abandonnait son projet.

(N.B.: Quelques jours plus tard arrivèrent de l’Est, les Abénaquis du baron de Saint-Castin avec de moins bonnes nouvelles au sujet d’une flotte de 34 navires qui s’organisait à Boston et à New York.)

Comme récompense pour sa bravoure et pour garantir sa loyauté future, Frontenac et Callières offrirent à La Plaque un voyage en France à l’automne 1690. Ce fut Atavià:ta, son frère Agnier du Sault-Saint-Louis, qui prit la relève à ce moment des plus critiques de cette interminable guerre Franco-Iroquoise où déferlerait bientôt sur la colonie, une cascade d’événements des plus fertiles en espionnage.

Effectivement, au printemps 1691 Atavià:ta était revenu d’une mission de reconnaissance près d’Albany en rapportant qu’il «eut avis par quelques-uns des ennemis, qu’ils faisaient un gros mouvement pour venir fondre sur la colonie». Cette importante information sera confirmée quelques semaines plus tard par un prisonnier anglais que Schuyler, le maire d’Albany, identifia ultérieurement comme étant un certain «Cornelius Clatie», un milicien-cultivateur de Canastagione, N.Y. amené à Montréal par Atavià:ta et ses guerriers à la mi-juillet 1691.

Sentant que la détermination des Anglais à procéder et envahir la Nouvelle-France pourrait vaciller, ce qui aurait pour effet de contrecarrer ses plans, M. de Callières fit appel à une autre arme très efficace de son arsenal de micro-espionnage: la déception ou «l’induction en erreur». Afin d’assurer la réussite de cette stratégie d’encerclement, qui consistait à attirer l’ennemi dans un grand «guet-apens», Callières privilégiera donc, le contre-espionnage et la désinformation… et l’occasion s’y prête bien!

À prime abord, il faut bien comprendre que les raids et les massacres de la population civile, comme celui survenu au mois d’août 1689 à Lachine p
rès de Montréal, ne sont pas des incidents à sens unique. Le 11 juillet 1691, Henry Slaughter, le nouveau gouverneur de la «Province of New Yorke», se désolait, entre autres, au sujet des 150 fermes abandonnées aux environs d’Albany… «J’ai trouvé ce coin de pays en grand désordre, les fermes des environs, et Schenectady presque en ruine et détruites par les Ennemis.»

En effet, comme représailles pour le massacre de Lachine survenu 6 mois plus tôt, il y eut effectivement un important raid français dans la nuit du 8 au 9 février 1690, au cœur de l’hiver septentrional. C’est le grand Atahsà:ta qui commandait les Agniers du Sault lors de ce raid dont la principale victime de cette «petite guerre» et de ses cruautés avait été le village palissadé de Schenectady, N.Y. Cette bourgade a, elle aussi, été systématiquement mise à feu et à sang. En plus, une vingtaine de personnes ont été ramenées à Montréal captives des Français et des Agniers du Sault et parmi celles-ci se trouvaient les cinq fils d’un notable de la place, un certain Symon Groot qui était à Albany pour un baptême lors de cette nuit fatidique.

Sur ces entrefaites, au début juin 1691, étant informé que «Taonnochrio et Tahonsiwago» deux présumés agents Mohawk étaient en «visite» au Sault, Callières profita de l’occasion pour retourner un prisonnier du nom de Symon Groot Jr chez les siens. Mais auparavant, Symon sera amené du Sault au fort Rémy (Montréal) où il sera discrètement désinformé ou induit en erreur sur la situation militaire de la région de Montréal. Le 22 juin 1691, dès son arrivée à Albany, Symon Jr a été interrogé par le maire Pieter Schuyler et son secrétaire Robert Livingston, le «Recorder» de la Commission des Affaires indiennes d’Albany, pour ensuite être présenté au gouverneur Slaughter.

Le rapport de Livingston confirme, entre autres, que «Nous avons interroger (sic) Symon Groot, qui a été remis à un de nos indiens par un Agnier chrétien, … il confirme leur manque de provisions; les forces dans la région de Mont Reall (sic) étaient moins de 300 soldats et qu’il n’y a qu’environ 50 hommes (miliciens inclus) à La Prairie, où nos gens veulent attaquer … aussi il n’y a qu’une garnison de 20 soldats au village palissadé des Agniers au Sault-Saint-Louis.»

M. Henry Slaughter, le gouverneur de la Province of New York, est également présent à Albany et il est maintenant convaincu, plus que jamais, que le moment est propice pour passer à l’action. Et, très rassuré par les propos du jeune Symon Groot, Slaughter ordonna à Pieter Schuyler et son armée de se mettre en marche, tambours battants, trois jours plus tard. Mais, pour son plus grand malheur, Callières l’attendrait au fort La Prairie non pas avec quelques soldats, mais plutôt avec la moitié de l’armée de la Nouvelle-France que M. le comte de Frontenac allait discrètement faire parvenir, dans les jours suivants, à La Prairie et au fort Chambly.

L’envahisseur newyorkais fut donc étonné et désemparé (shock & awe) comme l’avait si bien planifié le gouverneur de Callières. Dès lors, le major Schuyler et son armée, en tombant dans ce piège, sont mis «entre deux afin qu’ils ne nous eschapassent (sic) pas, ce qui réussit assez bien pour la gloire des armes de sa Majesté, ayant resté plus de 100 des ennemys (sic) sur la place avec leur drapeau et quelques prisonniers que nous prismes (sic)…».

En conclusion, cette grande bataille épique qui eut lieu dans la seigneurie de La Prairie-de-la-Magdeleine a été gagnée, non seulement sur le terrain par l’héroïque bataillon du commandant de Valrennes, mais en grande partie grâce à la «qualité du renseignement» et du réseau d’espionnage de cet homme de guerre exceptionnel qu’était Louis-Hector de Callières, le gouverneur militaire de Montréal. (TC Media)

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